Pierre Henry, un pionnier – Concert hommage à Radio France

Le 9 décembre 2017, Radio France a rendu hommage à l’un des pères de la musique électroacoustique. Il aurait eu 9o ans le jour même. Trois créations sont interprétées au studio 104 de la Maison de la Radio pour célébrer 70 ans de carrière.

Pierre Henry a presque une vingtaine d’année quand il rencontre Pierre Schaeffer. Ensemble ils conçoivent une musique « du futur ». Inventeur de procédés techniques de composition maintenant largement standardisés, il n’a cessé de donner à cette forme de musique concrète un souffle et une ambition qu’on ne lui soupçonnait pas au départ, en construisant un ensemble colossal et varié d’œuvres qui continuent de toucher tous les publics et toutes les générations. Il a aussi créé un « son » aussi personnel et reconnaissable que ceux des plus fameux musiciens de jazz.

Ce concert réunit trois œuvres nouvelles données en création. Une première œuvre datant de 1945, Dimanches noirs, et deux de ses dernières œuvres, La Note seule et Grand tremblement. Elles sont toutes dédiées à son instrument de prédilection : le piano dans tous ses états. La Note seule et Grand Tremblement ont été composés par Pierre Henry de septembre 2016 à février 2017 alors qu’il avait perdu la vue, en étroite association avec Bernadette Mangin, son assistante musicale depuis 1982. Elles ont été réalisées au Studio de création Son/Ré, à partir de sons analogiques travaillés et mixés en numérique.

Pierre Henry en 1952
Pierre Henry en 1952

Dimanches noirs

Pierre Henry avait 18 ans en 1945, il poursuivait ses classes au Conservatoire de Paris avec Olivier Messiaen, Nadia Boulanger et Félix Passeronne, tout en commençant une carrière de percussionniste et de pianiste professionnel. Ses premières compositions sont des partitions de musique de chambre comme Funérailles (1944) pour piano, suivi de 52 Dimanches noirs, suite de petites pièces écrites en trois séries de 1945 à 1947.

Seul Pierre Henry exécutait pour ses amis ces petites pièces, qui n’ont jamais été jouées au concert. Il a sélectionné les 19 premiers Dimanches noirs à l’intention de Cécile Maisonhaute avec laquelle il en a travaillé l’interprétation spécialement pour l’ouverture de ce concert.

La note seule

La poésie de la note seule, la note seule, ses miroirs. La note seule et son arrêt sur elle-même, la note seule qui veut être plus, qui accroche sur une autre note, sans le vouloir. Son fond est un piano qui bourdonne. Des nuages apparaissent au loin, des nuages de sons embrumés. La note seule insiste, se métallise et devient timbres multiples. Apparaît à l’octave son double. Les nuages amplifient la poésie de la note seule. La note pour le plaisir de la note. La note avec son devenir, ses accents, ses diminutions ; l’autre note revient parmi nous. Elle est l’horloge de notre vie. Encore un autre son, déjà la nuit tombe, la note glisse. Elle est multipliée en une autre note. Une harmonie générale est tentée. La note s’affirme. On entend les bruits de la barque musicale, des bruits qui rappellent les bruits des tremblements passés. La note seule prend la suite de ces tremblements mais il est inquiétant d’entendre ces nouveaux sons de locomotion qui accrochent, qui pincent, qui sont de plus en plus présents, qui se brouillent à nouveau. Les nuages s’affirment en une poétique vibrante. La note seule insiste aussi, descend, descend toujours de plus en plus. C’est l’harmonie. La locomotion est nouvelle, elle est plus neuve, elle éclate, elle irradie, nous montons au plus haut. Elle veut que la note seule monte au ciel. La note seule s’affirme dans des timbres nouveaux en mille intensités. Apparaît maintenant ce qui bouge : les insectes, les fourmis, les grenouilles. La note seule s’engloutit. La descente s’accentue. On a l’impression d’harmonium, d’accordéon cassé. La note seule s’enfonce, elle répète intensément la même chose. Il grêle tout à coup ce n’est pas juste, une pluie de grenouilles s’abat. La note seule étouffe, elle ne pourra pas monter mais son cœur qui bat très fort va l’entraîner à nouveau. Elle exerce des mouvements. La note seule veut surmonter, elle s’agrippe, elle frappe ; la note seule s’harmonise dans le ciel. La note seule devient musique, harmonie les deux à la fois, c’est rare ! Des fausses notes s’incrustent, elle essaie les sons qui la font gravir à nouveau. Elle va rejoindre l’autre note seule du début. Chaque note nouvelle est essayée et répétée. On est en plein accordage, on est l’accordeur, il n’est pas là, c’est moi le musicien qui l’aidera à sortir, elle sortira par une gamme, par un glissando. Malgré les coups de boutoir des rames, des rameurs de notes, la note seule va sortir, elle monte encore, elle voudrait être grande, être aussi grande que tout le piano qui est là pour jouer. Le piano qui a tremblé et la note qui va sortir enfin. Le piano répète des notes. La gamme monte. La note seule devient mélodique, infinie maladroite elle se hisse vers le ciel. Des cris d’oiseaux l’accueillent, arpèges, strettes, points culminants, résolutions, toutes ces harmonies vont disparaître. Accords, trilles. Le piano est là pour toujours. Exaspération mélodique. Tam-tam de la note seule qui exaspère son chant. La montée devient ivresse et au sol s’exaspèrent les derniers coups, les derniers cris et bientôt la note seule va disparaître on ne la voit plus, déjà on n’entend plus que les notes qui sonnent qui sonnent qui grimpent encore et les notes descendent en proie à tout ce qui se termine dans de merveilleux glissandos qui vont s’achever par une autre note qui aussi à son tour va s’éteindre. La note seule va disparaître dans une harmonie de pauvreté. Elle a ses derniers soubresauts avant de mourir.

Retranscription du texte oral de Pierre Henry (février 2017)

Grand Tremblement

Avec Grand Tremblement, j’ai tenté d’organiser un inventaire de mes pulsions rythmiques, la base importante de mes aventures avec un piano. Ce titre évoque les tremblements du piano quand je le prends à bras le corps et que je le fais bouger. Mes poignets le font trembler : oscillations des cordes, « craquements des sons ajoutés », comme dirait Messiaen. Moi je dis, «  sons rythmiques ajoutés  », puisque la cavalcade en est l’essentiel rythme premier. Ce galop équivaut à une sorte de folie rythmique et sans repos, il est la quintessence de mes gestes, de mes tremblements, de ma fièvre. C’est une œuvre de frustration, ce n’est pas une étude. Ce sont des tentatives de chants rythmiques. Il y a en permanence un rythme qui ralentit le temps par moments, et par moments l’accélère. C’est un travail sur la dynamique et sur la vitesse. Si l’on s’attarde aux apparitions, aux disparitions, alors, c’est foutu, on perd le fil ! C’est vraiment un galop sans points de repères. Un galop effréné, par bouffées ; comme un voyage dans différentes eaux, jamais pareilles, c’est un peu de la sorcellerie. Rien ne dure, l’œuvre se termine par un apaisement mais un apaisement-frustration. La musique va de diminution en diminution. C’est un galop d’achèvement, on se dépêche d’arriver à la fin. L’œuvre a décidé cela. Quand on entend un galop on pense à autre chose, chaque fois que j’ai entendu des galops, cela m’a donné envie d’aller ailleurs. C’est du flamenco qui s’achève. Ces grands tremblements représentent une montagne. C’est une trépidation qui monte mais qui tourne court. En fait du début jusqu’à la fin ce n’est qu’un tremblement et ce tremblement c’est le rythme de la vie. C’est une œuvre éphémère. Son espace est limité et son feu s’éteint. C’est une course imaginaire. Elle est appelée à disparaître. C’est une œuvre aux 50 nuances : jeu de timbres, jeu d’orgues, jeu de pianos, toutes ses harmoniques et toutes ses couleurs. Ce sont ces montagnes qu’il a fallu gravir et en même temps tout retombe à plat et tout est à recommencer. Cette œuvre peut avoir mille versions et être tout le temps en action, mais ce que j’ai voulu, c’est montrer que l’action était là, précaire, fugitive.

Retranscription du texte oral de Pierre Henry (février 2017)

Pierre Henry
Dimanches noirs pour piano solo (création mondiale, de sa première œuvre écrite en 1945)
La Note seule (création mondiale, 2017)
Grand tremblement (commande de Radio France – création mondiale, 2017)
SON/RÉ STUDIO DE CRÉATION MUSICALE
PIERRE HENRY compositeur et concepteur du programme
BERNADETTE MANGIN assistante musicale
CÉCILE MAISONHAUTE piano
THIERRY BALASSE direction sonore
PIERRE GALLAIS éclairages
JULIEN GUINARD, ADRIEN SOULIER ingénieurs du son
PIERRE LEFÈVRE régisseur
SON/RÉ orchestre de haut-parleurs
VÉNUS CASTRO administratrice de production Son/Ré
ISABELLE WARNIER coordination générale Son/Ré